Une absence de savoir sur les pratiques sexuelles bareback

 

Dans un article fondateur sur le phénomène du bareback aux États-Unis, Scarce (1998) remarque que, si depuis l’apparition du sida la majorité des hommes gays ont adopté des pratiques sexuelles préventives (utilisation du préservatif, abstinence, monogamie mutuelle, etc.), d’autres revendiquent le droit à une sexualité libérée des impératifs de la prévention et donc à une sexualité délibérément risquée.

 

Le bareback comme phénomène culturel de résistance

 

Cette sexualité est entrée dans le langage par le concept de barebacking.

Nous sommes en 1998, au moment où il écrit cet article, et il constate depuis 2 ans – donc depuis 1996 – une prolifération des sites Web, de listes de dialogues (Chatroom), listes de discussion, annonces personnelles, annonces pour des soirées privées et une commercialisation de vidéos pornographiques tous axés sur la présentation et la revendication d’une sexualité bareback.

Phénomène socioculturel contemporain, l’apparition de communautés de barebackers ne serait pas étrangère aux stratégies de prévention privilégiées aux États-Unis dans les années 1980 et 1990. En effet, pour Scarce, le bareback est un phénomène culturel de résistance aux stratégies d’interventions préventives en matière de sexualités axées essentiellement sur la transmission des sentiments de honte, d’irresponsabilité et de peur chez ceux qui, occasionnellement, omettaient de suivre toutes les consignes pour vivre une sexualité « saine et responsable ».

Ceci est repris dans un article de Crossley (2002) qui suggère que les modèles contemporains de promotion de la santé ont été instrumentaux dans la création de conditions qui encouragent la perpétuation de l’adoption de pratiques sexuelles risquées. Ce type de prévention appellerait la résistance et la transgression.

Cependant le phénomène du bareback ne tiendrait pas qu’aux stratégies de prévention, mais également à la non reconnaissance – chez les décideurs, les journalistes, les spécialistes de la prévention, les leaders de la communauté gaie – de reconnaître la complexité de la sexualité des hommes gays et l’importance de la sodomie et de l’échange de liquides et surtout, non reconnaissance des significations culturelles de ces pratiques dans la communauté gaie.

 

Des motivations multiples & une difficile typologie

 

Les raisons pour adopter une sexualité bareback semblent multiples : augmentation des sensations physiques, plus grande « fusion » avec le ou les partenaires sexuels, l’excitation liée à la transgression des normes établies par les campagnes publicitaires, partager le sperme comme une manière de fortifier les liens avec le partenaire, etc. Considéré comme un phénomène en expansion, Scarce appelle à la reconnaissance de son existence et à la mise en place de stratégies adaptées de prévention qui viseraient la transmission de méthodes de réduction des risques lors des pratiques anales non protégées par un préservatif.

Les spécialistes américains sont de plus en plus nombreux à chercher à établir une typologie du bareback. Les raisons pour s’adonner au barebacking sont, bien entendu, multiples. Dans un article récent, Suarez et Miller (2001) proposent une typologie des barebackers sur la base d’une analyse des contextes dans lesquels ils prennent délibérément des risques.

  • Dans le premier groupe de barebackers on retrouve les couples séroconcordants chez qui le barebacking serait motivé par l’expression de sentiments amoureux et de confiance et par un désir d’intimité émotionnelle.

  • Le second groupe, constitué des preneurs de risque rationnels qui évaluent rationnellement les risques associés à diverses pratiques sexuelles – ils sont souvent séronégatifs et utilisent systématiquement le condom lors de relations anales réceptives. D’autres individus dans ce groupe sont à la recherche d’individus qui possèdent le même statut sérologique qu’eux, ce que les auteurs appellent du « sérotriage » (serosorting). La pratique de relations anales non protégées par le préservatif devient pour ces individus un risque calculé.

  • Le troisième groupe – les preneurs de risque irrationnels – est composé d’individus qui nient leur propre risque ou qui ont recours à des informations non-scientifiques ou irrationnelles pour soutenir leur décision d’avoir des pratiques sexuelles risquées. Recourant à des arguments de facilité divine ou en étant ouvertement peu préoccupé par le fait qu’ils puissent infecter d’autres personnes, leur comportement démontre un très faible respect pour eux-mêmes et conséquemment pour les autres. Les choix sexuels de ces individus seraient souvent associés au fait de se laisser prendre par l’excitation du moment, à la recherche de sensations fortes et à ce qu’ils s’imaginent être le « plaisir pur ». Aussi, la consommation de substances ne serait pas étrangère selon les auteurs aux pratiques de barebacking dans ce sous-groupe d’individus.

  • Le quatrième et dernier groupe – les jeune gays (YMSM -Young Men who have Sex with Men)
    ont pour les auteurs des rapports sexuels non protégés
    à cause de leur manque d’expérience face aux effets dévastateurs du VIH et du sida, qui se traduit par un manque de reconnaissance de ses effets potentiellement dévastateurs. Aussi, ils ajoutent que ces jeunes gays sont pessimistes face à l’idée de vieillir en tant que gay et entrevoient le VIH comme une façon de négocier avec ce futur qui fait peur …

Ils proposent enfin, sur la base de cette typologie, une approche de réduction des méfaits en proposant des stratégies d’évaluation des risques mais qui posent tout de même le problème qu’un risque, même faible, demeure un risque. Ceci ne les empêche pas d’insister sur l’importance d’une prévention basée sur la responsabilisation plutôt que sur le blâme ou la honte.

 

Stigmatiser ou relativiser le phénomène

 

D’autres chercheurs (Gauthier et Forsyth, 1999) n’hésitent pas à qualifier la pratique du barebacking déviance sexuelle, qu’ils ajoutent à l’homosexualité, la prostitution, le travestisme, le voyeurisme ou le sadomasochisme. Ils attribuent cette pratique aux avancements technologiques, notamment Internet, qui permettent à des individus avec une même déviance de se regrouper. Cette recherche apporte peu à la compréhension du phénomène du bareback.

D’autres commentaires, sur des sites Internet américains (Chernin, 2000), cherchent plutôt à relativiser le phénomène en soutenant que si le bareback est une pratique autodestructrice, elle soit être considérée comme d’autres pratiques du genre qui vont du tabagisme, à la consommation d’alcool et de drogues. Il m’est l’emphase sur la nécessaire auto-responsabilisation face aux comportements individuels et sexuels.

D’autres sites, s’adressant aux personnes séropositives, abordent, outre les aspects médicaux, les aspects légaux liés au dévoilement du statut sérologique (Sears, 2000).

 

A l'étranger, des recherches empiriques peu nombreuses

 

Les recherches empiriques sur le phénomène du bareback aux États-Unis sont très peu nombreuses. Une recherche récente (Mansergh, 2002) réalisée auprès de 554 hommes ayant des relations sexuelles avec d’autres hommes (MSM) définissant le barebacking comme « un rapport sexuel de pénétration anale avec un partenaire autre que le partenaire principale ou régulier ».

Les résultats montrent que 14% des hommes qui avaient déjà entendu parler du barebacking (n=390) ont eu des pratiques bareback au cours des 2 années précédant l’enquête (22% étaient séronégatifs et 10% étaient séronégatifs) alors que 10% de l’échantillon total (qu’ils aient entendu parlé de barebacking ou non) ont eu des pratiques non protégées au cours des 2 années précédant l’enquête.

L’enquête suggère aussi que les répondants ont eu des rapports bareback avec des partenaires ayant le même statut sérologique qu’eux. Cette perception de l'autre comme séroconcordants est plus importante chez les séronégatifs.

Les raisons évoquées pour pratiquer le bareback étaient l’augmentation des sensations physiques et l’union émotionnelle plus grande. On peut toutefois se demander si on est bien ici face à des comportements bareback étant donné le parti pris qu'un rapport anal non protégé est défini comme bareback pour qui connaît ce mot... l'échantillon initial étant ainsi biaisé. Quoiqu'il en soit les auteur considèrent que 14% est une estimation minimale du fait d'un biais de désirabilité sociale.

On note cependant que la pratique bareback est perçue par les répondants comme en partie liée à l'amélioration de leur santé par les traitements. L’auteur ne mentionne pas si les répondants s’identifiaient comme barebackers, s’il revendiquaient cette option sexuelle ou si ce n’est qu’a posteriori qu’ils ont été qualifiés de barebackers par le chercheur.

 

En France, des recherches s'initient...

 

Fin 2000, les travaux de  Jean-Yves Le Talec de l'Equipe Simone-Sagesse, dirigée par Daniel Welzer-Lang de l'université de Toulouse-Le Mirail, proposent un premier rapport de recherche sur le relâchement préventif dans les établissements gays parisiens. Une partie importante du rapport porte sur le barebacking : un article référant résume le point de vue des auteurs sur le concept. En 2001, l'institut de veille sanitaire rapporte une situation alarmante dans l'enquête Presse gaie (Adamn, Ph.,2001).

 

En 2002, l'enquête réalisée auprès de clients d'établissement gays parisiens (Adam Ph., 2002) selon le modèle des enquêtes « presse gaie » (initiées en 1985), montre que, sur plus de 2000 questionnaires collectés (87% des répondants se déclarant homosexuels - d'une moyenne d'âge de 34ans  dont 16,5% se disent séropositif) près de 80% disent avoir eu au moins un partenaire occasionnel dans l'année, et, sur ce groupe, plus de la moitié (52%) se sont vus proposés de rapports non protégés (sans préservatif).

Plus de 30% déclarent avoir eu au moins une fois dans l'année un rapport anal non protégé. Ce taux de déclaration est significativement plus important chez les répondants se sachant séropositifs.

  • Chez les non testés ou séronégatifs deux facteurs sont indépendamment associés à ces prises de risque, mais intrinsèquement liés à la fréquentation des sex-clubs où fut diffusée l'enquête : avoir moins de 25ans d'une part et plus de 10 partenaires occasionnels dans l'année de l'autre.

  • Chez les répondants séropositifs, le second critère se retrouve, ainsi que la régularité de fréquentation de ou des établissements de type sex-club. L'incidence du statut sérologique est aussi marqué en regard aux MST déclarées.

 

La dimension identitaire & le Cyberespace

 

Ainsi, si cette dernière enquête fût bien placée dans les sexe-clubs de la capitale, aucune recherche consultée ne propose l’analyse systématique des espaces de rencontre privilégiés par les barebackers, ni se semble avoir élaboré un savoir sur le rôle, retenu par tous comme essentiel, d'Internet pour faciliter et formaliser ce type de rencontres.

Une recherche sur le terme « barebacking » nous mène sur un nombre important de pages Web qui proposent un contenu informatif sur le barebacking (Sowadsky, 1999, cliquez ici).

 

Ainsi, que nous nous placions aux États-Unis ou dans un univers francophone, il apparaît impossible, dans les travaux que nous avons recensés, que des individus choisissent, intentionnellement, de ne pas utiliser le condom pour faire parti d’un groupe de résistants.

Soit qu’ils sont irrationnels, trop émotionnels, n’ont pas une très bonne estime d’eux-mêmes … il y a peu de place pour la revendication sexuelle identitaire.

Bibliographie :

 
  • Chernin, Jeffrey (Mai 2000). « Barebacking: A Different View ». The Voice magazine. cliquez ici

  • Crossley, Michele L. (2002). « The périls of health promotion and the barebacking backlash », Health, vol. 6, no. 1, pp. 47-68.

  • Gauthier, DeAnn K. et Forsyth, Craig J. (1999). « Bareback sex, bug chasers, and the gift of death » Deviant Behavior, vol. 20, no.1, pp. 85-100.

  • Le Talec, Jean-Yves.  Le risque du sexe, entre rumeur et réalité - La prévention de la transmission du VIH chez les homosexuels masculins, " état des lieux du dispositif à Paris, établi entre janvier et juillet 2000, rapport de recherche, Paris, 2000, consultable sur Internet sur le site multisexualités-et-sida.org

  • Mansergh, Gordon (2002). « Barebacking in a diverse sample of men who have sex with men », AIDS, vol. 16, no. 4, pp. 653-659.

  • Scarce, Michael. (février 1999). « A Ride on the Wild Side. An HIV negative prevention activist goes through the latex looking glass to discover who's doing it raw, and why ». POZ, février 1999. cliquez ici

  • Scarce, Michael. Back to Barebacking, NY Blade, 21 août 1998. Reproduit sur Internet cliquez ici

  • Sears, Brad (Mai 2000). « Barebacking & HIV disclosure : What is the law? » Positive Living : cliquez ici

  • Suarez, Troy et Miller Jeffrey. (2001). « Negociating Risks in Context : A Perspective on Unprotected Anal Intercourse and Barebacking Among Men Who Have Sex with Men – Where Do We Go from Here? »

 

Auteurs du contenu publié : Alain Léobon (psychologie de l'espace et des communications), Louis-Robert Frigault Joseph Lévy (anthropologie - sexologie)